mercredi 5 décembre 2007

L’immortel Liu Sheng Xian

D’aucuns prétendaient déjà à l’époque que l’homme aurait plus de cent-cinquante ans. Il parait en effet relativement âgé, à voir ses cheveux totalement blancs et la pâleur de sa peau. Cependant, lorsqu’il se meut, Liu se déplace comme un félin, et sa démarche laisse penser à celle d’un enfant, non à celle d’un vieillard. L’homme est peu loquace, même s’il connaît un nombre incalculable de choses, particulièrement en matière d’arts martiaux (l’histoire, les armes, les styles...)

Personne ne sait où il réside, mais sa connaissance de la médecine par le Qi, l’énergie (Yi Dao) en fait quelqu’un de particulièrement recherché. Une fois, un personnage important tombe gravement malade et envoie ses collaborateurs quérir l’immortel Liu. Lorsqu’ils tombent sur celui-ci et lui demandent ses conditions pour soigner l’officiel, Liu Seng Xian réclame une somme d’argent exorbitante (deux millions !). Lorsqu’il officie, le vieil homme ne touche pas directement ses patients, et recule au contraire de quelques mètres pour les guérir avec ses techniques spéciales. Le rétablissement du notable survient très rapidement, ce qui intrigue maître Du Xinwu qui décide à son tour de partir à la recherche de l’immortel. II souhaite apprendre de lui ces pratiques curatives, mais se voit réclamer lui aussi la somme de deux millions pour ce faire ! Décidé, quoique sans le sou, Du s’y reprend à plusieurs reprises, et alors qu’il rend visite à Liu Sheng Xian en compagnie de son disciple Wan Laisheng, l’immortel semble plongé dans une profonde léthargie lorsque soudain il lève la tête et dévisage le jeune Wan : « c’est à ton élève que j’enseignerai » s’exclame-t-il à l’adresse de Du Xinwu!

Finalement, après plusieurs années au contact de l’immortel, Wan Laisheng doit prendre congé de Liu afin de se rendre à Nankin où doit se dérouler la fameuse compétition (1928). Avant de quitter Pékin, son maître donne à Wan un médicament, et lui prodigue un conseil. Il lui dit également « tu ne seras pas de retour dans cette ville avant longtemps, mais lorsque tu reviendras, ce sera avec les honneurs ». A ces paroles, le jeune garçon ne se doute pas que s’est seulement en 1982 qu’il reviendra dans la capitale, accueilli par le premier ministre de la République Populaire de Chine. Quant au médicament, il ne lui faudra que quelques heures avant de devoir en faire usage, car au moment même de prendre le train pour Nankin à la gare de Pékin, un lourd panneau lui tombe violemment dessus. Wan Laisheng a juste le temps de parer le coup de son avant-bras, au prix d’une importante commotion. Le remède de Liu fera son effet, et l’un des futurs vainqueurs de la compétition pourra quand-même combattre. En serait-il allé de même sans ce médicament miracle ? Enfin, au moment de son départ, Wan Laisheng reçoit ce conseil sibyllin de son non moins énigmatique maître: « si tu veux faire de grande choses dans ta vie, réfugies-toi à l’est ». C’est ce que fera l’élève discipliné, qui prendra refuge dans la province du Fujian lorsque les événements l’y contraindront (guerre civile entre les nationalistes et les communistes à la fin des années quarante). Cependant, maître Wan Laisheng ne le comprendra que plus tard, à l’âge de soixante-dix ans et après bien des épreuves (torture, prison, pauvreté), c’était encore plus à l’est, à Taiwan que son destin résidait.

Médecine, maître Wang Yong Biao

Frère juré de Zhao Xin Zhou, Wang est originaire de la province de l’Anhui. Il connaît la lutte chinoise (Shuai Jiao) ainsi que la médecine d’urgence. Très réputé à Pékin pour ses guérisons de fractures, Wang est mis en présence de Wan Laisheng alors que ce dernier s’est blessé à la cheville au cours d’un entraînement. Son maître Zhao l’emmène alors immédiatement auprès de son ami médecin. Plus tard, Wan Laisheng avouera que si maître Wang Yong Biao n’avait pas été là, il aurait probablement boité le restant de sa vie, auquel cas s’en était fait de sa passion, les arts martiaux. Il prend dès lors conscience de l’importance de la médecine pour le Kung Fu, ainsi que dans la vie en général et sollicite Wang. Intéressé, le jeune pratiquant souhaite en effet que le médecin lui enseigne sa science. Wang Yong Biao prend alors Wan Laisheng comme étudiant, et le félicité pour sa condition physique peu commune. Maître Wang Yong Biao était un personnage très jovial, il est âgé de cinquante-quatre ans sur la photo.

Taoïsme, maître Wang Xian Zhai

Ce moine taoïste atypique élut domicile à Pékin pour se retirer du monde, fidèle à la l’idée qu’il est plus difficile d’accéder à la sagesse sur la place bruyante d’un marché que dans la montagne. Durant la dizaine d’années qu’il vécu dans « la capitale du nord », Wang Xian Zhai fut connu sous le nom de « chevalier caché » pour la simple et bonne raison que personne ne le connaissait. Maître Wan Laisheng l’avait un jour rencontré tout à fait par hasard. Il est représenté ici par un dessin, car ayant refusé de se faire photographier contrairement aux autres maîtres de Wan Laisheng. D’une intelligence peu commune, Wang Xian Zhai était une vraie encyclopédie vivante : il lui suffisait de regarder ou de lire quelque chose pour l’intégrer. Ses connaissances s’étendaient de la philosophie à l’astronomie ou à la divination (Yi Jing). Lorsque Wan Laisheng lui posait une question, le maître y répondait immédiatement quelle qu’elle était. Le moine vivait une existence frugale dans un petit temple et fuyait les honneurs, la célébrité, les responsabilités et la reconnaissance. Il ne s’énervait jamais, et son visage ou ses attitudes ne laissaient jamais trahir aucune expression ou émotion d’aucune sorte. Les deux hommes parlaient souvent, jusque tard dans la nuit, et un jour Wang Xian Zhai prédit à Wan Laisheng un avenir brillant, mais mouvementé. Il le met également en garde et conseille à Wan d’accepter un poste élevé dans la société si celui-ci lui est proposé, car il estime que le jeune homme pourrait faire de grandes choses pour le peuple et la société. Si l’occasion venait à ne jamais se présenter, qu’il ne la provoque pas en bon taoïste et se contente de vivre comme il avait toujours vécu. Les choses évoluent ainsi, et il ne faut pas aller à leur encontre.

Philosophie, science politique et stratégie, maître Deng Zi Ling

Issu du Sichuan, Deng Zi Ling était un intellectuel éclectique devenu homme de pouvoir au début du siècle. Sorti de l’école de droit et de science politique de Pékin ainsi que de l’académie militaire, il se spécialise pourtant dans les trois philosophies pour lui incontournables : le Taoïsme (Dao Jiao), le bouddhisme (Fo Jiao) et le confucianisme (Lu Jiao). A son sens ces trois spiritualités sont porteuses chacune de vérité. Féru de stratégie, et de l’incontournable « Sun Zi Bing Fa », Deng Zi Ling devient conseiller politique du premier président de la république chinoise, Yuan Shikai. Trois ans plus tard, Deng est élu à l’assemblée populaire avant de collaborer avec le ministre des finances d’alors. Après ce parcours remarquable, l’homme se désintéresse pourtant de la politique, du pouvoir et des affaires du monde pour se consacrer à l’étude des classiques (sa bibliothèque comprenait pas moins de 10 000 ouvrages à sa disparition) et vit reclus. Maître Wan Laisheng disait de Deng qu’il était homme à pouvoir occuper n’importe quel poste tant ses compétences étaient étendues. Il rédigea un ouvrage à l’usage des gouvernants, le « Da Zhong Yi Guan Jie Shou », ce en quoi Wan Laisheng l’imitera ultérieurement.

Kung Fu (bâton) de Shaolin, maître Yang Wei Zi

Au premier coup d’œil, rien n’indique que maître Yang Wei Zi est un combattant aguerri, maîtrisant tout aussi bien le Shaolin Nei Gong (interne) que le Shaolin Wai Gong (externe). Né dans le Sichuan et doté de formidables aptitudes aux arts martiaux, Yang commence à enseigner dès l’âge de quinze ans. Epris de justice et intolérant face à la cruauté, Yang Wei Zi met très tôt ses compétences au service des plus démunis en châtiant, souvent de nuit, les extorqueurs et brigands qui terrorisent la population. Ses activités de justicier nocturne, « Ye Xing Ke » ne tardent pas à attirer l’attention des autorités. Yang est alors protégé par la population qui l’estime et le craint à la fois. Il et cependant pris par les gardes Qing, et contraint de choisir entre la prison ou servir dans l’armée impériale. Il part ainsi en tant que simple soldat faire la guerre contre les Français au Viet-Nam sous les ordres de Bao Chao. Yang Wei Zi franchit les échelons de l’armée un par un jusqu’à se voir décerné le grade de général. A la retraite, le maître se consacre à la médecine chinoise, et soigne les populations les plus défavorisées gratuitement jusqu’à sa mort. Présenté à Yang Wei Zi par son maître Zhao, Wan Laisheng étudia sous sa férule le bâton de Shaolin (Yun Shou Ba Men Gun)

Shaolin Luohan Men, maître Liu Bai Chuan

Né en 1970 dans la province de l’Anhui, le jeune Liu Bai Chuan a la chance de croiser le chemin d’un moine itinérant de Shaolin qui demande à sa famille de lui confier l’éducation du jeune homme. Agé de dix ans, Liu Bai Chuan ne quittera sa retraite montagnarde qu’à vingt ans. Le moine bouddhiste avait en effet immédiatement déceler un très fort potentiel chez sa jeune recrue, et l’initia aux arcanes du style Lin Ling Men de la famille Shaolin Luohan Men. Il acquiert alors une spécialité : le maniement simultané d’un sabre dans la main droite, et d’une chaîne dans la main gauche. Il devient en outre très célèbre pour ses techniques de jambes foudroyantes, et considéré comme « le premier pied au sud du fleuve bleu » (« Jiang Nan Di Yi Tui »). Un jour qu’il s’entraîne avec son maître, Liu chute et heurte violemment un énorme encensoir de la tête. Le moine soigne le traumatisme crânien de son novice qui restera dès lors chauve toute sa vie ! (cf. photo). Lorsqu’il retrouve le monde et la société, Liu Bai Chuan se met au service d’une agence de sécurité (Biao Ji), et travaille à Shanghai et à Nankin, avant de participer à l’équipe de gardes du corps de Chiang Kai Check. Il n’est pas inutile en effet de rappeler que la Chine d’alors est aux mains des seigneurs de la guerre et que le chaos et l’insécurité règnent sur tout le territoire.

La rencontre de Liu Bai Chuan avec maître Wan Laisheng remonte à 1928, et il convient de revenir sur certains événements antérieurs et les resituer dans leur contexte pour bien saisir la portée de celle-ci. Les faits datent du début des années vingt, alors que le célèbre descendant de la dynastie Yang de Taiji, Yang Cheng Fu, enseignait à Pékin. A cette époque, le jeune Wan est très intrigué par le succès grandissant du Taiji Quan, et décide contre l’avis de Du Xinwu de se rendre auprès de maître Yang afin de se rendre compte de l’efficacité du Taiji par lui-même. Lors d’un exercice de poussée des mains avec le ventripotent héritier de l’école Yang, Wan Laisheng le prend de court et déstabilise Yang Cheng Fu qui s’écroule sous les yeux de nombreux élèves et disciples. C’est précisément cet affront qu’a promis de laver le frère juré de Yang (Jie Bai Xiong Di), à savoir Liu Bai Chuan. Il se trouve justement que Wan Laisheng est à la tête de l’équipe de la province du Hebei, et qu’il participera à la compétition organisé à Nankin, la nouvelle capitale. Maître Du Xinwu a vent de cette histoire et part lui aussi à la recherche de son protégé qui court un véritable danger. Liu Bai Chuan est en effet réputé pour être un combattant redoutable. A ses yeux, son disciple est encore trop jeune et inexpérimenté pour affronter un adversaire aussi imposant. Lui même participe au jury de la compétition, c’est pourquoi Liu Bai Chuan qui est de la même génération que Du décide de s’en prendre directement au maître de Wan Laisheng. Le jour du duel, les témoins sont réunis (cf. photo de groupe de 1928) et le combat entre les deux sommités s’engage, à l’avantage de Du Xinwu qui répugne pourtant à faire valoir sa supériorité. Liu Bai Chuan en prend conscience et enjoint Du à ne pas se retenir. Du l’emporte, malgré ses craintes d’entacher le renom de Liu et d’enclencher ainsi une succession d’interminables revanches. A l’issue de ce duel, il commande à son élève Wan Laisheng de venir se prosterner (Bai Shi) aux pieds de Liu Bai Chuan, à son plus grand étonnement, et de lui témoigner son respect en créant des liens d’amitiés entres les deux écoles. Wan ne le regrettera pas et restera toujours très proche de son maître de Luohan Men, au point de l’inviter en 1932 en tant que conseiller dans l’école qu’il ouvre au Henan. Maître Liu Bai Chuan mourra à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.

Style Naturel, Maître Du Xinwu 杜心五

Déjà pénétré de Kung Fu Shaolin 少林功夫, le jeune Wan Laisheng万籁声nourrit néanmoins une intarissable curiosité à l’égard des autres styles d’arts martiaux et experts réputés qui officient à Pékin. Un de ses camarades, étudiant originaire de la région du Hunan lui parle alors du fameux maître Du Xinwu. Les deux étudiants se rendent chez le maître, mais à leur grande surprise, le frêle personnage prétend ne rien connaître aux arts martiaux, on les aura probablement induits en erreur ! Cependant, le personnage, aussi fluet soit-il, ne manque pas d’éveiller la curiosité de Wan Laisheng dont l’œil exercé relève des attitudes singulières. Loin de baisser les bras, Wan prend la décision de revenir le lendemain, et bien accompagné. Le jour suivant, c’est en compagnie d’un ami haltérophile qu’il prend la direction de la demeure d’un bien étrange individu s’il en est. Reclus, Du Xinwu se faisait en effet passer pour un déséquilibré afin de ne pas être importuné, mais sa renommée s’étendait bien au-delà de Pékin, et même Zhao Xin Zhou avait eu connaissance des prouesses du « Nan Bei Da Xia 南北大侠 », ou « grand chevalier du nord et du sud ». Arrivés sur place, les deux jeunes gens se heurtent à nouveau a l’incompréhension polie de Du qui s’en retourne alors pour rentrer chez lui. A cet instant, au moment où le « chevalier » enjambe le pas de sa porte, le culturiste pousse violemment Du Xinwu dans le dos. Un sinistre craquement se fait entendre, et Wan Laisheng, craignant pour la santé du vieillard, se demande s’il n’a pas commis une terrible erreur en voulant mettre à l’épreuve cet homme. Son ami « le balèze » se retourne alors vers lui, le visage blême et les poignets ballants ! Du, ne pesant qu’une soixantaine de kilos, avait employé la technique « Ge Shan Qu Huo » qui consiste à bomber le dos dans une explosion d’énergie (« Fa Jing »). Plus de doute, Du était bien le maître que Wan cherchait. Feignant l’ignorance (« que s’est-il passé ? »), le vieux maître invite néanmoins les deux jeunes gens à pénétrer chez lui et prend soin des blessures de l’ami de Wan Laisheng. L’aspirant lui dévoile alors le vrai objet de sa visite et fait part à l’expert de son désir d’apprendre de Style Naturel avec lui. Rétorquant que ses connaissances sont limitées, Du Xinwu invite quand-même le jeune Wan à revenir le lendemain. Le maître cherchait lui aussi un élève !

Né dans une famille aisée de la province du Hunan, Du Xinwu développe très tôt des aptitudes et un intérêt prononcé pour les arts martiaux. Il étudia durant sa jeunesse avec de nombreux professeurs et jouissait déjà à l’âge de treize ans d’une certaine renommée. Il n’hésitait en effet pas à recruter par annonce publique des professeurs qu’il défiait sans autre forme de procès ! l’impétueux adolescent avait d’ores et déjà défait un certain nombre des prétendants au poste de professeur d’arts martiaux du jeune Du Xinwu, et ne pouvait se résoudre à apprendre que d’un expert capable de lui faire connaître la défaite. Se présente un jour un inconnu de petite taille qui s’annonce au domicile familial muni d’une lettre rédigée par un ancien et méritoire professeur du jeune prodige. Par respect pour ces deux personnages, Du Xinwu ne provoque pas immédiatement cet étrange enseignant en duel, et attend de voir si ce Xu Ai Zhi (Ai signifie petite taille, à savoir que Xu mesurait environs 1m55) est à la hauteur des recommandations élogieuses de la lettre. A son accent, l’élève en déduit que son nouveau maître, très avare de paroles ou de renseignements le concernant, vient de la province du Sichuan. Avec sa pipe en métal pour seul bagage, le nouveau venu ne ressemble vraiment à rien, mais Du Xinwu se méfie du personnage, d’autant qu’il lui manque deux doigts à la main gauche. Les premiers temps, l’entraînement est loin de combler les espérances du fougueux élève, puisqu’il se contente de tourner en rond au sens propre, pratiquant l’exercice de base « Nei Quan Shou
内拳 ». Irrité et n’y comprenant rien, l’adolescent s’en prend à Xu Ai Zhi et lui demande des explications. Le maître réplique que ce travail est à la fois excellent pour la santé et le combat, et lui enjoint de continuer à pratiquer et de s’en remettre à lui. Peu convaincu par cette réponse, Du demande à voir la prétendue efficacité de ce maître et de ses obscures techniques qui n’ont rien à voir avec le combat, et propose un échange avec armes. Du choisi le sabre, alors que Xu ne sera armé que de sa seule pipe. Très vif, le maître se déplace tel un singe et reste hors d’atteinte des attaques de sa jeune recrue qui n’en nourrit que plus d’amertume. D’autant que de son côté, les coups pleuvent, et viennent intelligemment et de façon mesurée agacer les doigts et poignets du sabreur. Xu ne peut-il donc pas être atteint ? Serait-ce une sorte d’immortel ? A ces questions, Du décide d’apporter des réponses, et le jeune garçon de treize ans n’aura de cesse pendant plusieurs jours d’essayer de ne serait-ce que toucher son maître. Une fois, Du Xinwu s’y prendra même en pleine nuit, essayant vainement de porter un coup de bâton à son maître endormi. Au moment où l’arme s’abat sur la tête du dormeur, celui-ci se retourne délicatement, comme si de rien n’était et s’est son oreiller (dur) qui pare le coup. On peut s’interroger sur l’inconscience et l’absence de « manières » du jeune Du, et le fait que ses doutes le mènent à de telles extrémités, car même la patience du plus grand maître à ses limites. Alors que Xu Ai Zhi se faisait accompagner dans la montagne par son disciple afin de cueillir des plantes médicinales, les tentatives de Du pour le toucher connaissent un dénouement qui aurait pu être tragique. Cheminant derrière son maître, le jeune Du toujours aussi virulent, profite du franchissement d’un torrent sur une passerelle suspendue pour décrocher un violent coup de pied dans le dos de Xu. Mais avant que le téméraire disciple ait pu totalement tendre sa jambe, le maître se trouvait derrière lui, le saisissant par le col et le suspendant au-dessus du cours d’eau. Son entêtement l’avait poussé trop loin, ce que comprend Du Xinwu qui témoignera dès lors le plus profond respect et l’admiration qu’il se doit à son maître.

Lorsque Du lui pose des questions, que ce soit sur le Style Naturel ou sur lui-même, Xu Ai Zhi ne répond jamais. Comme il lui manque deux doigts, Du Xinwu pense qu’un accident s’est produit durant la jeunesse de son maître à l’occasion d’un combat, et que Xu aurait mis au point son propre style suite à cette défaite. Après huit années de pratique auprès de ce dernier, Du Xinwu quitte son maître de Ziran Men qui lui révèle avant de prendre congé que s’il désire le revoir, il lui faudra se rendre à la montagne sacrée de Emei Shan. Malheureusement, ce fut la dernière fois que Du voyait celui qu’il continua à considérer comme l’immortel Xu.

Du Xinwu connaît à son tour une vie trépidante et acquiert son surnom de « Nan Bei Da Xia ». Un jour qu’il escortait un convoi, Du tombe dans une embuscade de brigands et frôle la mort. Sauvé in extremis par un médecin local, il mettra près d’une année avant de recouvrer toute sa force et sa vitalité. Il n’aura alors de cesse de se mettre sur la piste de ses agresseurs qu’il exécutera un par un jusqu’au dernier. Quarante bandits restent sur le carreau. Recherché par le gouvernement Qing, Du quitte le continent pour se réfugier au Japon. Nous sommes alors au début du vingtième siècle, et la Chine connaît une période très mouvementée de son histoire. Tokyo abrite en effet un certain nombre de dissidents, farouchement opposés à la dynastie mandchoue et qui complotent contre l’empire. Parmi eux, un certain Sun Yat Sen. Un proche de Sun qui connaît bien Du Xinwu recommande alors cet expert redoutable au révolutionnaire, afin d’assurer sa sécurité. De nombreux contrats pèsent en effet sur la tête de Sun Yat Sen, et les tueurs venus du continent pour prendre sa vie sont légion. L’un d’eux réussira d’ailleurs à infiltrer une réunion secrète de l’association Tong Min Hui avec le groupe politique Bao Wang Pai (Kang You Wei, Liang Qi Chao) à laquelle participe Sun et son garde du corps. Profitant d’une certaine agitation qui ne tarde pas à évoluer en pugilat, le tueur à gage tente de se jeter sur sa cible, mais s’était sans compter sur la vigilance de Du Xinwu qui le met hors d’état de nuire ave de simples coques de cacahouètes enveloppées dans une feuille de papier froissée qu’il utilise comme projectile. Dorénavant, le maître de Ziran Men est garant de la vie du fondateur de la future république de Chine.

Plus tard, s’est sous la dictature du Guomindang que Du Xinwu se verra à nouveau sollicité, cette fois par l’homme au pouvoir du moment : Chiang Kai Sheck. Le bras droit du général recherche en effet les services de Du que sa réputation a encore une fois précédé. Une entrevue se déroule alors entre Dai Li, le responsable du renseignement, et un Du Xinwu plus que blasé et surtout décidé à ne pas travailler pour un tel gouvernement. Les choses se montreront plus ardues lors de l’invasion japonaise du début des années trente, lorsqu’un officier japonais en charge des nouveaux territoires conquis veut lui aussi engager Du. Le maître refuse comme de bien entendu toutes les propositions, jusqu’à ce que des soldats nippons en arme viennent le chercher. Suite à un nouveau refus de Du Xinwu décidément très sollicité, l’officier ordonne de le mettre aux arrêts. C’est lors de son transfert que Du Xinwu en profite pour défaire ses deux gardes et sauter le mur d’enceinte haut de plusieurs mètres avant de prendre la fuite. Le maître retourne alors dans le Hunan, sa province natale où il s’éteindra à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.

Shaolin Liu He Men 少林六合门, maître Zhao Xin Zhou

Surnommé également Zhao San, cet expert de l’école Shaolin des six coordinations (Liu He Men) de la famille Weituo était très connu dans le Pékin du début du siècle, qui fourmillait pourtant de nombreux experts comme le rappelle la célèbre formule « Quan Long Wo Hu », ou «Tigre tapi et Dragon caché ». Ses maîtres, « Liu la grande lance », Liu De Hua et Kong Ji Tai, lui enseignent l’école des six coordinations. Kong Ji Tai était alors garde de 4ème grade (Pin) à la cour de l’empereur. Les experts de son acabit pouvaient ainsi selon la hiérarchie très rigoureuse alors en vigueur sous la dynastie Qing, porter le sabre en présence de l’empereur et se tenir à moins de cent pas du fils du ciel.

Plus tard, Zhao Xin Zhou devient lui même instructeur de la garde rapprochée de l’empereur, avant d’ouvrir sa propre agence de protection et de sécurité. C’est lors d’une de ses pérégrinations que la caravane de marchands qu’il protégeait se trouve arrêtée à un barrage de « chevaliers des vertes forêts » (Lu Lin Hao Han), sorte de robins des bois chinois qui sévissaient sur les routes. Comme il se doit dans ce genre de situation, le responsable de la sécurité s’avance et déclame son identité, ce que ne manqua pas de faire Zhao Xin Zhou qui jouissait alors d’une importante réputation dans le milieu. A son nom, le chef des hors-la-loi le salue et ordonne de ne pas inquiéter le convoi. Les deux hommes sympathisent le temps d’une veillée, et l’inconnu montre même à Zhao une forme de double-épée (Quan Gun Quan Lin Shuang Jian) que ce dernier assimilera à l’école des six coordinations. Zhao promet à son tour d’enseigner le Taolu de sabre Kan Dao dès que les deux nouveaux amis auront l’occasion de se revoir. Avant que la caravanes ne s’ébranle et reprenne le cours de son voyage, les deux pratiquants conviennent d’un rendez-vous, auquel maître Zhao ne pourra malheureusement pas se rendre du fait des responsabilité de sa tâche. Il s’agit d’une faute importante dans le code de conduite des pratiquants d’arts martiaux traditionnels chinois que de ne pas honorer sa parole. Pour l’illustrer, il faut comprendre que Zhao n’avait pas oublié sa promesse, mais que les impératifs de l’époque et de sa profession itinérante ne lui ont pas permis de respecter sa promesse ou de simplement prévenir l’intéressé. Il ne fut ainsi guère étonné de voir débarquer plus de dix ans plus tard à Pékin ledit « chevalier des vertes forêts » qui l’avait laisser passer une décennie plus tôt alors qu’il parcourait les dangereuses routes de l’empire. A ce moment, Zhao est à la retraite et enseigne à son disciple,

Wan Laisheng 万籁声. L’homme pénètre dans la salle, alors que Wan s’entraîne justement au Kan Dao. Maître Zhao se lève pour accueillir cet hôte inattendu, et contre toute attente celui-ci prie Zhao de rester assis en lui posant les deux mains sur les épaules. A son départ, maîre Zhao avait les deux épaules démises par la technique de mains de l’homme ! L’individu revient le lendemain, et peut enfin avoir son explication avec Zhao. Il lui propose alors de lui montrer le Kan Dao pour honorer sa parole, et l’autre de rétorquer qu’il l’a déjà appris : il a seulement vu Wan Laisheng pratiquer la forme ! L’homme en profitera aussi pour corriger la double épée du jeune pratiquant, avant de repartir, réconcilié et satisfait.

On conte par ailleurs un épisode de la vie de Zhao Xin Zhou qui traduit l’état d’esprit qui prévaut dans les relations maître à disciple. Après avoir pratiqué plus de neuf ans l’épée auprès de Kong Ji Tai, Zhao Xin Zhou va en effet venir en aide à son maître de la façon la plus exemplaire qui soit. Emprisonné de façon arbitraire par les autorités qui avaient souvent recours à de sommaires arrestations « préventives », maître Kong se retrouve en prison alors que son état de santé et son âge ne lui permettent que difficilement de supporter les conditions de détention très éprouvantes des geôles mandchoues. Une pratique avait pourtant cours dans ce genre de situation, et consistait à substituer un parent au détenu afin de libérer le malade. Les propres enfants de Kong répugnant à pareil sacrifice, Zhao prend alors spontanément la place de son maître en prison, permettant ainsi la libération de Kong Ji Tai.

En ce début de vingtième siècle l’usage de plus en plus répandu des armes à feu entraîne la disgrâce de nombreux experts et des arts martiaux en général, ce qui attriste profondément maître Zhao. Pourquoi en effet s’encombrer avec le Kung Fu et son entraînement rigoureux alors que dorénavant quiconque est capable d’assurer sa propre sécurité à l’aide d’une arme de poing ? Maître Zhao Xin Zhou s’élevait ainsi contre ce genre de remarque, prétextant qu’à armes égales, avec un revolver ou à mains nues, le pratiquant prendra toujours l’avantage sur le néophyte, que ce soit en terme de rapidité (dégainer, viser, tirer) ou de réflexes.

C’est à cette époque, à l’Université d’agronomie de Pékin où il était invité à dispenser des cours d’arts martiaux qu’il fait la rencontre d’un jeune étudiant très doué et volontaire, passionné de Kung Fu, Wan Laisheng. Agé de plus de cinquante ans, il est déjà temps pour maître Zhao de chercher à perpétuer son art, et c’est dans cette perspective qu’il prend le jeune étudiant sous son aile. Maître Zhao Xin Zhou transmis à Wan Laisheng le Liu He Men, le Taiji de Zhang San Feng 张三丰太极拳 ainsi que l’épée espadon.

Qu'est-ce que le travail interne, Nei Gong?

D’après maître Wan Laisheng dans son ouvrage « La somme du Wushu », et contrairement à l’idée reçue, le Nei Gong (内功littéralement « travail interne ») serait originaire du temple de Shaolin. Il s’agit d’une pratique interne, introspective. On considère souvent que Shaolin est le berceau des arts martiaux externes, Wai Gong. Mais le temple serait également à l’origine du travail Nei Gong qui imprègne par ailleurs la pratique des arts martiaux de la famille Shaolin.


Da Mo (達摩) et le temple de Shaolin

Shaolin en effet combine dès ses origines historiques (antérieures à Wudang 武当) les pratiques de Nei Gong et de Wai Gong. Le célèbre fondateur du temple, le moine Da Mo (Bodhidharma) à laissé derrière lui deux ouvrages en guise d’héritage qui l’attestent. L’un d’eux, le « Yi Jin Jing» traite avant tout du Nei Gong sous sa spécificité des Gong Fa, ou exercices respiratoires spécifiques et de renforcement du corps. Ce travail indispensable afin de constituer « l’Homme de fer » (铁人Tie Ren), repose sur une assimilation pleine et entière du Qi (), l’énergie vitale, par le corps du pratiquant. La lance et le sabre ne peuvent alors dorénavant plus l’atteindre. Au cours du combat, un simple blocage de « l’Homme de fer » peut en outre considérablement blesser l’adversaire. Comme si l’on heurtait du métal. Ceci est le vrai Nei Gong ! Da Mo n’aborde dans le « Yi Jin Jing » que ce seul aspect de « l’homme de fer » qui fera la réputation du temple, au détriment de l’aspect technique.

Le Wai Gong quant à lui, ou travail externe, mobilise la main, l’œil, le corps (posture et attitude) positions de jambes et techniques d’épaule, de coude, de poignet, de hanches et de genoux. De nos jours, ce sont ces secondes techniques que pratiquent les adeptes de Shaolin. Il s’agit du vrai Wai Gong !

Interne ou externe ?

Pourquoi, à titre d’exemple, considère-t-on que le Tai Ji Quan (太极拳) est un Nei Jia, ou une pratique interne ? Il semblerait que ce soit grâce à l’intervention du mythique Zhang San Feng (张三丰), qui était taoïste. Dorénavant dans l’esprit du peuple, taoïste=Nei Jia, et bouddhiste=Wai Jia. Le contraire du Nei Jia (interne) serait le Wai Jia (externe), cliché entretenu par ailleurs dans l’opinion publique chinoise par l’expression « prendre la tonsure (bouddhique) », en chinois qui se dit « 出家Chu Jia », ou sortir de la famille. Il deviendra dès lors communément admis que le travail externe est réservé aux bouddhistes, et l’interne aux taoïstes. Pourtant, même si l’héritage qu’a légué Zhang San Feng à la postérité est très différent de ce qui se pratique à Shaolin, il n’en demeure pas moins que ce travail de Tai Ji n’était pas à 100% du Nei Gong. Rappelons que certaines biographies du taoïste Zhang San Feng en font un ancien moine Shaolin défroqué ! Il existe en outre d’autres exercices de Nei Gong pratiqués au temple mais qui n’apparaissent pas tous dans le livre de Da Mo. Certaines positions devaient ainsi être exécutées matin et soir, exercices respiratoires qui consistent à inspirer en relevant les paumes des mains tournées vers le ciel, du ventre jusqu’à la poitrine, puis d’expirer en tournant les mains vers le sol et en poussant vers le bas. Le tout à dix reprises. Le pratiquant assidu voit ses flancs se renforcer comme s’ils étaient en acier. Ce mouvement est un exercice emblématique de Nei Gong, et il était pratiqué au temple de Shaolin, au même titre qu’un autre exercice respiratoire (气功Qi Gong) répondant au nom de « Huo Qi Gong ». D’autres exercices de renforcement (功法Gong Fa) avec des bambous, comme le « Leng Qi Gong » devaient conduire le pratiquant à ne plus craindre les coups. Mais le problème était que ces pratiques se révélaient par trop puissantes et susceptibles d’endommager le corps ou occasionner des troubles de l’organisme. A ce titre furent inventées des méthodes moins traumatisantes, plus naturelles. Le travail exhorté dans le « Yi Jin Jing » est très intéressant, mais ne conduit pas à l’harmonie et à la souplesse. Il confine au contraire à la puissance ,certes, mais rigide et temporaire. Il permet ainsi de devenir un combattant honorable grâce au travail de « l’Homme de fer », mais jamais véritablement un expert doté d’un excellent niveau. « L’homme de fer » peut s’avérer efficace dans une confrontation ordinaire, contre un adversaire ordinaire, mais se révèle bien peu utile contre un pratiquant confirmé. « L’homme de fer » capitalise en effet sur le renforcement du corps, mais au détriment de la technique et du combat en tant que tel.

Style Naturel

Le style naturel est ma spécialité. J’en connais son essence. Il se situe ainsi entre le Nei Gong et le Wai Gong. Le Wai Gong seul disperse le Qi. L’énergie monte dans le corps, et quand vient l’âge, le physique s’en ressent de même que le niveau de pratique.

Le Nei Gong consiste à rendre l’intérieur du corps dur comme du métal, ce qui n’est pas très sain non plus. Le style naturel pour sa part allie interne et externe, force et souplesse. C’est cependant un style à part entière. Tu ne peux pas le dégager sans en connaître les préceptes. Dans un premier temps, c’est le mouvement qui compte, sans force et sans rigidité. Quand l’intention arrive, le Yi , la main atteint son but. Quand tu veux arrêter ta main, elle stoppe net.

Ce qui est important, c’est de nourrir le Qi, l’énergie, et la ramener à son origine. On peut appeler cela Qi Gong, qui est le terme moderne pour Nei Gong, ou bien Nei Jia Gong Fu 内家功夫. Si tu parviens à t’accomplir dans le Style Naturel, alors tu deviendras fort et dynamique, esquiveras, sauteras, piques et frapperas sans t’essouffler. Le geste est quelquefois rapide, quelquefois lent, quelquefois dur et quelquefois souple, n’a ni début ni fin et devient imprévisible même pour toi-même lorsque tu es en mouvement ! Les mouvements sont simple, naturels et non forcés, contrairement au style Shaolin. Le Style Naturel, c'est l'adaptation même. Mettre de la puissance devient naturel et spontané. L’esprit n’a pas de forme, en conséquence tu deviens esprit. A certaines reprises tu peux entrevoir la tête du dragon, mais pas la queue...tout devient sans forme, sans bruit, telle la feuille qui tombe de l’arbre.

En outre, plus tu pratiques, et meilleure devient ta santé. Alors quand survient l’âge, tu conserves également ta constitution et ne te vois pas décliner. C’est nôtre Nei Gong. Rien ne transparaît à l’extérieur, mais l’adepte du Style Naturel recèle une force extraordinaire à l’intérieur.

On peut dire que le Style Naturel est influencé par la philosophie taoïste. Ainsi, lorsque tu te meus, tout reste calme. Le calme dans le mouvement. Durant la méditation, enfin, tu découvres le calme dans le calme. La pratique et la méditation ne doivent ainsi jamais être dissociés.

En règle générale, les gens s’attachent à la préservation de la santé lorsqu’ils abordent les méthodes taoïstes. Le travail interne, Nei Gong, découle ainsi naturellement de cette recherche de la bonne santé. Aujourd’hui en revanche la plupart recherchent directement le Nei Gong avant la santé, et cela est tout bonnement impossible. N’importe quel style contribue a la bonne santé, mais avant que de commencer le Nei Gong, mieux vaut avoir déjà acquis le Wai Gong. Cela devient alors très facile, fort des bases solides acquises antérieurement. Il est possible d’acquérir un bon niveau par le Nei Gong uniquement, mais au prix d’efforts beaucoup plus importants.

L’origine du Ziran Men 自然门 ou Style Naturel est obscure et difficile à identifier. Il est possible de remonter à maître Xu Ai Zhi qui aurait inventé le style ou aurait procédé à sa refonte complète. Les postures, les mouvements et la forme naissent dès lors du vide, « Wu Zhong Sheng You ». On parle très peu, on ne transmet pas d’enchaînement. Pour parvenir au Style Naturel, à ce que les mouvements naissent et s’enchaînent sans forme, il convient de procéder à un travail qui n’est pas naturel du tout, dans un premier temps. Les Gong Fa, ou exercices fondamentaux de respiration et de renforcement du corps jouent une place prépondérante, mais sont ensuite associés à une pratique du combat qui tend à être la plus naturelle possible, la moins formalisée. Cela n’est rendu possible qu’après un très long et laborieux travail. La finalité de ce travail, l’application de chaque mouvement et exercice n’apparaît qu’au terme de plusieurs années de pratique, ou tout devient clair, souple et adapté. En cela les techniques de combat de Ziran Men ne sont en rien comparables à celles de Shaolin ou de Wudang. Les préceptes qui les commandent distinguent ainsi le Style Naturel de ses illustres aînés.

maître Wan Laisheng (extrait du « Wushu Hui Zong », 1928)

Traduit par Maître LIANG Chao Qun 梁超群 et Ludovic Chaker

Niveaux de pratique et progression du pratiquant

Dans l’étude du Wushu, on considère qu’il y a deux niveaux de compétence très distincts, le premier comportant 3 étapes et le second, 2 étapes.
Le premier niveau est le niveau du Gu ou des os.
Il concerne surtout le travail externe, physique et aussi une partie du travail de base sur le Qi, l’énergie vitale. Il permet de rendre le corps, plus fort, plus dur, plus souple. Il développe une certaine forme de charisme corporel, ainsi qu’une tonicité et une agilité importante. Celui-ci se décompose en trois étapes :


- Qiao ( être adroit, habile ) : apprentissage et maîtrise des enchaînements, de la force et du combat.
- Miao : commencer à appréhender l’interne par le Tai Ji Quan ou le Ba Gua Zhang par exemple. Dans cette situation, le mouvement conduit au travail de l’énergie.
- Hua (se dissoudre) : le pratiquant se « dissout » dans l’immobilité et commence réellement à pratiquer le Nei Gong. On atteint ce niveau Hua aux alentours de 40 ans après une progression normale. C’est également le stade qui correspond aux activités d’enseignement.

Le second niveau est le Xin ( niveau du cœur)
Il concerne surtout le travail interne, sur l’énergie et sur l’esprit. Il se compose pour sa part de deux étapes :
- Xu (le Vide) : le pratiquant relativise sa place dans le monde et travaille sur le vide dans sa pratique, mais aussi sur le vide en lui.
- Shen (l’Esprit) : le pratiquant développe son esprit et pénètre le cœur de sa pratique.
Le Shen se lit dans les yeux d’un pratiquant. Il se manifeste par une lumière qui pétille dans le regard, un charisme particulier qui paralyse l’adversaire. Ceux qui ont atteint ce niveau, ont rarement besoin d’utiliser leur art, car personne n’ose les affronter. Très peu de pratiquants atteignent un tel niveau, auquel toutes les portes s’ouvrent et tout peut être tenté.

La plupart des pratiquant occidentaux se situent dans le Qiao, encore faut-il qu’ils s’appliquent dans leur travail. Les formes en elles-mêmes ne valent rien et ne forment pas un combattant. Le combat en lui-même ne vaut rien non plus et ne forme pas plus un combattant. C’est l’alliance des deux qui permet de former un combattant. Les formes développent les techniques, mais surtout le rythme, le Qi, le Jing et l’esprit. Pour cela, elles sont indispensables. Le combat permet de se confronter à un adversaire, de travailler à distance et la perception de l’adversaire. Combat et formes se complètent par conséquent.

Le travail même des formes comprend trois étapes :
1- la mémorisation de la forme :
2- le travail du rythme ( ou Jie Zou) :
- Kuai Man : vitesse et dynamisme
- Dong Jing : qualité du mouvement et de l’action
- Gang You : distinguer le souple du fort
3- le travail du Shen (l’esprit) qui doit animer la forme :
Il ne faut pas oublier enfin, qu’un bon niveau n’est pas atteint en collectionnant les formes, mais en les pratiquant correctement.

« Ji Ye ! Jin Ping Dao Zhe Ye » !
“Là, où il y a l’habileté (la dextérité, le travail juste) réside le Dao !

Temps de pratique et évolution

On considère généralement l’évolution suivante dans la maîtrise d’un style « externe » :

- Trois ans de pratique avant d’atteindre un niveau basique.
- Six ans de pratique pour atteindre un niveau moyen de connaissance et maîtrise du style.
- Dix ans de pratique pour atteindre un haut niveau en pratique externe et passer à un autre style ou type d’art martial.


Evolution dans les arts dits « internes » :

- Six ans de pratique pour maîtriser l’essentiel des bases.
- Sans limite de temps au-delà, toutes progressions (variables) et niveaux confondus.

La progression dans les arts martiaux traditionnels

Les professeurs en Occident, n’explique que rarement comment progresser dans la pratique des arts martiaux chinois. Voici quelques élément pour aider les pratiquants dans leur travail. Il y a trois étapes de base qui doivent être suivies les unes après les autres :


1- Travailler le Zhi Jing ( énergie droite) ou le Gang Jing (énergie forte et inflexible ) : cette première étape de travail permet de développer la force. A ce stade, il faut s’entraîner a la force droite, puissante, comme l’aigle attrape les poulets.
2 – Travailler le Heng Jing (énergie violente et imprévue ) ou le Rou Jing ( énergie souple et douce ) : cette étape permet d’apprendre à utiliser la force judicieusement. Pour cela il faut s’entraîner à éviter le tigre qui bondit sur vous (force droite). L’énergie est utilisée en diagonale, en souplesse et en sachant esquiver.
3- Travailler en distinguant le Vide du Plein : cette étape permet de développer la perception de l’adversaire, pour avoir l’intuition de ce qui est vide ou plein chez l adversaire, de ses trous, de ce qu’il va faire, mais aussi pour percevoir nos propres faiblesses.

La force repose sur le Yi ( l’intuition, la manière d’utiliser son esprit). Il faut d’abord avoir l’intention, et si le Yi est dans l’action, le Qi (énergie vitale) arrive, puis la force arrive. Il est très important pour sortir la force de calmer les cinq organes (Rate, Reins, Foie, Cœur, Poumons ). Il faut que les organes soient détendus et en harmonie pour que la force puisse sortir correctement (faire particulièrement attention au Foie et au Cœur, et donc notamment aux émotions).

Pour la pratique de n’importe quel style d’art chinois traditionnel, il faut faire attention à trois éléments internes et trois éléments externes :

Dans l’interne (pour la Racine de la pratique martiale ), les trois éléments importants sont :

- le JING (l’essence, le potentiel inné…)
- le QI (l’énergie )
- le SHEN (l’esprit )
- Dans l’externe (pour les Branches de la pratique martiale ), trois éléments importants sont :
- le SHOU (les mains)
- le YAN (les yeux)
- le SHEN (le corps )

Pour que la pratique soit bonne, il faut donc faire en sorte qu’il y ait une harmonie entre l’interne et l’externe. Si l’on ne travaille que sur l’un des deux aspects, un jour ou l’autre, il va y avoir des problèmes (failles dans le système martial, problèmes de santé…)

Pour le Wushu, la pratique est fondamentale, ainsi que le Wuxing (la promptitude d’esprit, l’intelligence, l’entendement), qui doit être au cœur de cette pratique. C’est à la fois des qualités intellectuelles, tactique, martiales, instinctive, mais aussi de droiture, d’honnêteté et de coeur.

« Pour pratiquer correctement les arts martiaux, il faut apprendre à marcher comme un dragon ( en slalomant ), à s’asseoir comme un tigre (souplement) à bouger les yeux comme le serpent et l’aigle (œil vif, perçant, mobile, puissant ), à s’immobiliser comme le cerf, à se déplacer comme un « singe», à se dresser comme un ours ».



Pourquoi existe-t-il autant de styles de Wushu (plus de 400 ) ?

La forêt de style provient avant tout de l’échelle de la Chine. La Chine est en effet un vaste pays avec des paysages diversifiés, allant de la plaine aux hautes montagnes. On a pour cette raison distingué les styles du nord (du fleuve jaune) des styles du sud (du même fleuve), à cause des différences climatiques importantes et donc de pratiques que l’on pouvait y trouver. Pour reprendre la célèbre phrase :

Nan Quan, Bei Tui (les poings au sud, les pieds au nord)

Puis, il fallut distinguer les pratiques de l’ouest (de la Chine continentale) et de l’Est (de la Chine Océanique). Chaque région ,enfin, chaque village possède en outre ses propres pratiques en rapport avec des cultures très diverses, des traditions très variées.
Il existe ainsi plus de 400 styles, mais seuls les plus reconnus, les plus efficaces, ont traversé le temps et les époques.

Il existe une autre raison importante au développement d’autant de styles : en Wushu, ce qui compte, c’est la pratique. De la pratique sérieuse et régulière, doit naître une compréhension de plus en plus profonde du corps et de la science du combat. Cette compréhension est à la fois technique, philosophique et intuitive et elle va, au fur et à mesure qu’elle apparaît, modifier en retour la pratique qui l’a engendrée.
En effet, dans les niveaux de pratique élevés, le professeur ne peut pas expliquer les principes importants. Il faut donc que cet entendement naisse de l’élève, qui va modifier sa pratique en fonction de sa plus ou moins grande compréhension. Quand l’élève arrive à un certain niveau de compréhension, il modifie donc forcément la pratique de son maître, créant éventuellement son propre style.
Ceci répond à la règle qui veut qu’à un niveau élevé pour chaque individu correspond un style différent.



Vertus martiales 武德

说话要讲信用

Il faut en toute occasion respecter sa parole

作事要讲正义

Agir en fonction de ce qui est juste, honnête et droit

Présentation du Taiji originel Zhang San Feng

張三豐原式太極拳劍

Enchaînement originel de la forme créée par le fondateur du Taiji, le moine Zhang San Feng. Cette forme fut avant le génération de Wan Laisheng enseignée seulement de maître à disciple et reste à ce titre encore très rare et méconnue.

(cf. "Le Taiji originel de Zhang San Feng" de Liang Chao Qun aux éditions Guy Trédaniel, 2008)

Présentation de la boxe Shaolin des arrhats

Luo Han Men, boxe des arrhats (disciples et serviteurs du Bouddha)

Né en 1870, Liu Bai Chuan était mandarin militaire sous le regne de l’empereur Guangxu.

Au cours d’une rencontre avec Du Xinwu restée dans les annales, Liu Bai Chuan remarqua les dispositions particulières du jeune Wan Laisheng qui accompagnait son maître de Style Naturel et lui proposa de lui transmettre ses connaissances sur la boxe Luo Han.

Cette forme traditionnelle est composée d’enchaînements qui doivent être pratiqués fort longtemps par l’adepte. Elle est divisée en « petite forme » et « grande forme », à mains nues, armées, en combat à distance ou rapprochées. Cette école peut être résumée par la formule « huit manœuvres manifestes, huit manœuvres cachées ».

Le Kung Fu Shaolin des 6 coordinations

Selon maître Wan Laisheng, la boxe Shaolin du nord est divisée en quatre familles :

1. Hong, fondée sur la force

2. Yu, combinant force et souplesse

3. Luo Han, boxe des Arhats (présenté plus bas)

4. Weituo, du nom d’un génie protecteur bouddhiste et à laquelle appartient le Liu He Men

Liu He Men 六合门

L’un des premiers maîtres connus de la boxe des 6 coordinations fut Liu Shi Jun, instructeur militaire à la cours de la dynastie mandchoue des Qing. Il transmit son art à Zhao Xin Zhou, lui-même professeur de Wan Laisheng. Ce style comprend 24 enchaînements codifiés s’exécutant à mains nues, en armes ou à deux parmi lesquels on peut compter le poing du tigre noir ou le Liu He Quan (六合拳).

Un style traditionnel unique et difficile d'accès : le Style Naturel

Style de Kung Fu interne créé par maître Xu Ai Zhi surnommé « le nain » en raison de sa petite taille, il s’agit de la synthèse de nombreux styles de combat taoïstes assimilés par le fondateur qui nomma son style Ziran Men. Son mode de transmission n’a pas favorisé son expansion puisque le maître ne choisit qu’un seul disciple pour lui succéder.

Le second maître de Style Naturel fut Du Xinwu dit également « jambe divine » qui rencontra Xu Ai Zhi alors qu’il rendait visite au moine Yan Ke, lui-même un surprenant personnage martial. Xu fut séduit par les capacités de Du Xinwu auquel il transmit l’essence du Ziran Men, du pied léger en particulier.

Durant son séjour à Pékin, Duxin Wu accepta deux disciples, mais c’est Wan Laisheng qui devint l’héritier de la troisième génération du style.

L’objectif du Style Naturel est moins de former un athlète qu’un artiste martial accompli. Le premier niveau d’apprentissage, le plus important aussi, correspond à la formation du corps. Cette formation propose des exercices propres qui agissent en profondeur sur les méridiens d’acupuncture. Elle apporte également un renforcement des membres inférieurs par la recherche de positions basses et par la marche circulaire, comme en Bagua Zhang. La finalité en Ziran Men reste bien entendu sa dimension martiale qui est incarnée par la capacité de l’adepte de modifier son attaque en combat, traiter les informations de manière intuitive et apporter instantanément la réponse appropriée. Ce qui caractérise le Style Naturel comme un système ouvert en opposition aux systèmes très codifiés. L’accent est porté en Style Naturel sur la vitesse d’exécution, les techniques de renforcement du corps (Gong Fa), les techniques de saisies (Qinna) et les projections, l’ensemble porté par des déplacements ininterrompus.

Maître Liang Chao Qun, héritier de la 4ème génération du Style Naturel

Né le 22 novembre 1965 dans la province de Canton, il commença à étudier les arts martiaux dès l’âge de 12 ans. Il fit trois ans plus tard le voyage en vélo et en train pour rejoindre dans la province du Fujian celui qui allait devenir son mentor, l’un des maître les plus renommé vivant à cette époque, maître Wan Laisheng.

Maître Wan Laisheng lui transmettra la totalité de son art entre 1981 et 1987.

Entre autres disciplines qui lui furent enseignées, on peut citer le Style Naturel bien entendu, mais aussi le Kung Fu du style Shaolin Liu He Men et le Luo Han Men.

Liang Chao Qun a participé à la prestigieuse première compétition nationale organisée au mont taoïste de Wudang où il remporte la plus haute récompense en Taiji Quan. Il interviendra également pendant plusieurs années auprès des recrues d’élite de la marine chinoise. Comme son maître, Liang Chao Qun a publié plusieurs ouvrages, sur le Taiji le Style Naturel ou les techniques de Wushu, et fut l’auteur de nombreux articles dans la presse spécialisée (magazine Wulin…).

Il fonde en 1989 avec l’approbation de son maître l’association Wan Laisheng qu’il exporta en France en 1997 où il commença ses activités auprès d’un public nouveau. Il entreprend depuis à Paris, en province mais aussi dans toute l’Europe l’instruction de nombreux élèves en Taiji, Kung Fu, Qi Gong, Bagua et Xing Yi.

Découvrir les arts martiaux traditionnels chinois

La forme traditionnelle d’enseignement est transmise de maître à disciple, suivant en cela la maxime du Style Naturel (Ziran Men) « un maître, un disciple ». Ainsi le maître en fin de vie désigne-t-il son successeur chargé de perpétuer son enseignement et le développer.

En Chine, le Kung Fu (Wushu) est un ensemble. On estime qu’il n’existe pas de travail à proprement parler interne ou externe. Il est en revanche considéré qu’après trois année d’apprentissage d’un style dur, comme le Shaolin Quan, les techniques de travail du Qi doivent être introduites afin de préserver l’équilibre du pratiquant. L'objectif du Kung Fu traditionnel n’est ni spectaculaire ni esthétique, c’est la construction patiente d’un être accompli, de corps et d’esprit.

Wan Laisheng : l'homme aux sept maîtres

Wan Laisheng, « l’homme aux sept maîtres », a pu bénéficier contrairement à ce que pourrait laisser supposer son surnom de l’enseignement de huit de ces experts exceptionnels, connus ou anonymes, qui ont été amenés à jouer un très grand rôle dans son développement personnel, et contribués à développer ce style aujourd’hui enseigné à Paris et en Chine par maître Liang Chao Qun.

Né le 21 février 1903 à Wushang dans la province du Hunan au sein d’une famille de lettrés, Wan Laisheng suivit ses études à l’Université d’agriculture de Pékin. Il étudia en parallèle le Kung Fu avec enthousiasme sous la direction de Zhao Xin Zhou, un maître de la boxe Shaolin du nord qui lui enseigna le style Liu He Men, ou boxe des six coordinations.

Il completa son enseignement auprès de Liu Bai Chuan qui l’initia à la boxe Luo Han, ou boxe des arrhats, forme qui appartient également à la famille Shaolin du nord.

Parmi tous les maîtres qui participèrent à sa formation, ce fut pourtant Du Xinwu qui l’influença le plus. Dit « jambe divine », ce dernier avait reçu l’enseignement en Style Naturel du fondateur Xu Ai Zhi lui-même. Wan Laisheng devint à son tour l’expert de la troisième génération de cette école de Kung Fu taoïste dit interne.

Il écrivit plus tard à 25 ans la première synthèse moderne sur les arts martiaux chinois, intitulée « La somme du Wushu » et qui présente la quintessence des enseignements qui lui avaient été prodigués. Il écrivit par la suite des ouvrages tout au long de sa vie, portant bien entendu sur le Wushu, mais également sur la philosophie, la médecine ou le taoïsme. Certains font encore référence de nos jours. Victime de la répression politique de la révolution culturelle, Wan Laisheng fut incarcéré pendant deux années dans un camp de rééducation où il put survivre grâce aux techniques de Qi Gong qui lui permirent de conserver sa vigueur physique lorsque d’autres perdaient la raison ou mourraient de mauvais traitements.

Maître Wan Laisheng s’éteignit en 1992 dans la ville de Fuzhou. Peu avant sa mort il désigna comme le veut la tradition son successeur qu’il reconnut dans son disciple le plus jeune : Liang Chao Qun.